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Bon, d’accord. Il m’est déjà arrivé d’être stupide. Ce n’est pas une constante, mais ça m’arrive. Et j’ai fait des erreurs. Ce n’est rien de le dire.

J’ai réfléchi furieusement sur le chemin du retour à Bon Temps. Mon meilleur ami conduisait et m’accordait tout le silence dont j’avais tant besoin. Une larme perlait à chacun de mes yeux. J’ai pris un mouchoir dans mon sac et me suis détournée pour les essuyer. Je ne voulais pas que Sam s’apitoie sur moi. Après avoir repris mes esprits, j’ai annoncé :

— Je suis une imbécile.

Sam a eu la bonté de paraître surpris.

— Qu’est-ce que tu veux dire ? m’a-t-il demandé, au lieu de m’assommer d’un « non, tu crois ? ».

— Sam, est-ce que les gens peuvent vraiment changer ?

Il a pris un instant pour organiser ses pensées.

— Ça, Sookie, c’est une grande question. Bien sûr, certaines personnes peuvent évoluer dans le bon sens. Un drogué peut être suffisamment fort pour arrêter de prendre la substance en question. Les gens peuvent suivre des thérapies et apprendre à contrôler des comportements inacceptables. Mais il s’agit là d’un système, disons, externe. Une technique de gestion acquise et imposée à l’ordre naturel des choses – à la nature véritable de ce que sont ces gens, c’est-à-dire des drogués. Tu me suis ?

J’ai hoché la tête.

— Donc, a-t-il poursuivi, non. Je ne pense pas que les gens puissent changer. Par contre, ils sont capables d’apprendre à se comporter différemment. J’aimerais croire le contraire pourtant, et si tu peux me prouver que j’ai tort, je serai ravi de t’entendre.

Nous avions pris l’allée qui menait chez moi à travers les bois.

— Les enfants changent en grandissant, ils s’adaptent à la société et à leur situation de vie, ai-je répondu. Parfois en bien, parfois en mal. Je crois que si on aime quelqu’un, on fait des efforts pour réprimer ce qui, en nous, ne lui plaît pas… Mais les tendances naturelles sont toujours là. Sam, tu as raison. Il s’agit bien d’imposer une réaction étudiée à ce qu’on est naturellement.

Il m’a jeté un œil inquiet tandis qu’il se garait derrière la maison.

— Sookie, qu’est-ce qui ne va pas ?

J’ai secoué la tête.

— Je suis tellement bête.

Je ne pouvais même plus le regarder en face. Je suis sortie du pick-up à toute vitesse avant de reprendre :

— Tu as pris la journée entière ? Ou je te vois plus tard au bar ?

— J’ai pris la journée. Écoute, tu veux que je reste avec toi ? Je ne sais pas vraiment ce qui t’inquiète à ce point, mais tu sais qu’on peut en parler. Je n’ai aucune idée de ce qui se passe au Hooligans, mais en attendant que les faés se décident à s’expliquer, je suis là si tu as besoin de moi.

Son offre était sincère, mais je savais qu’il avait envie de rentrer chez lui pour appeler Jannalynn. Il voulait organiser la soirée pour pouvoir lui offrir le cadeau qu’il s’était donné tant de mal à choisir.

— Non, non, tout va bien, l’ai-je rassuré avec un sourire. J’ai des milliards de choses à faire avant d’aller au travail. Et je dois réfléchir un peu.

Et même beaucoup.

— Merci de m’avoir accompagné à Shreveport, Sookie. Je n’aurais pas dû insister pour que ton cousin et ton grand-oncle te parlent. Mais dis-le-moi, s’ils ne tiennent pas leur promesse ce soir.

J’ai agité la main tandis qu’il manœuvrait. Il allait reprendre la route de Hummingbird en direction de son mobile home, juste derrière le Merlotte. Sam ne pouvait jamais vraiment décrocher de son travail. En revanche, ses trajets étaient très courts.

En glissant ma clé dans la serrure, j’avais la tête déjà pleine de projets.

J’avais bien envie d’une douche – non, d’un bain. En fait, je me délectais de me retrouver seule chez moi, sans Claude et Dermot. J’étais assaillie de soupçons. Et malheureusement, c’était une impression tristement familière. Je me suis demandé si j’allais appeler Amelia, mon amie et sorcière, repartie à La Nouvelle-Orléans pour reprendre le travail une fois sa maison rebâtie. Je lui aurais bien demandé quelques conseils. Finalement, cependant, je n’ai pas pris le téléphone. J’aurais dû lui fournir trop d’explications. À cette seule pensée, je me sentais épuisée. Ce n’était pas une bonne idée d’avoir une conversation dans cet état.

Peut-être qu’un e-mail me permettrait de décrire la situation plus posément.

J’ai versé des huiles de bain dans la baignoire avant de m’installer délicatement dans l’eau chaude, avec une grimace – le devant de mes cuisses était toujours sensible. Je me suis rasé les jambes et les aisselles. S’occuper de soi, c’est toujours une bonne thérapie.

Après être sortie du bain, l’huile ayant laissé ma peau aussi glissante que celle d’un catcheur, je me suis verni les orteils et j’ai démêlé mes cheveux. J’étais encore étonnée de les trouver si courts. Mais je me suis rassurée en constatant qu’ils tombaient sous mes épaules.

Une fois toute belle, j’ai enfilé mon uniforme Merlotte, en regrettant d’avoir à recouvrir mes jolis ongles avec des chaussettes et des baskets. Je faisais finalement tout mon possible pour ne pas réfléchir. Et j’y parvenais très bien.

Puisque j’avais encore une trentaine de minutes d’avance, j’ai allumé ma télévision et mon DVR[10], pour regarder le dernier épisode de Jeopardy ! qui était passé la veille. Nous avions commencé à régler la télé du bar sur le jeu tous les jours. Les clients aimaient bien deviner les réponses aux questions. Jane Bodehouse, notre alcoolique la plus habituée, nous avait surpris : elle s’était avérée une experte en cinéma classique. Terry Bellefleur, quant à lui, était incollable en sport. Pour ma part, je parvenais à répondre à presque toutes les questions concernant les écrivains, car je lis beaucoup. Sam était plutôt bon en histoire contemporaine de l’Amérique. Je n’étais pas toujours au bar quand le programme passait, et j’avais commencé à l’enregistrer tous les jours. J’aimais bien l’univers joyeux de Jeopardy !

J’aimais bien remporter des points, comme aujourd’hui. À la fin du jeu, il était déjà temps de partir travailler.

J’adorais faire cette route le soir quand il faisait encore jour. J’ai mis la radio et j’ai chanté « Crazy » avec les Gnarls Uarkley – effectivement, j’étais dingue, moi aussi.

J’ai croisé Jason en chemin. Il allait sans doute rejoindre sa petite amie chez elle.

Michèle Schubert survivait toujours à la relation. Maintenant que Jason prenait enfin un peu de maturité, elle allait peut-être parvenir à quelque chose de permanent. Sa grande force résidait dans le fait qu’elle ne se montrait pas impressionnée par les prouesses (réputées) de Jason dans la chambre à coucher. S’il la faisait craquer, elle le cachait bien. Chapeau bas, Michèle ! J’ai fait un signe de la main à mon frère, qui m’a souri en retour. Il semblait parfaitement heureux. Je lui enviais cette insouciance du plus profond de mon être. Il y a de grands avantages à aborder la vie comme Jason.

Encore une fois, il n’y avait pas grand monde au Merlotte, ce qui n’était pas vraiment surprenant : un attentat au cocktail Molotov, ce n’est pas une bonne publicité. Qu’allait-il se passer maintenant ? Le Merlotte pourrait-il survivre ? Le Vic’s Redneck continuerait-il à lui voler ses clients ? Les gens aimaient le Merlotte parce que l’endroit était relativement calme, l’atmosphère détendue, et qu’on y servait de bons plats (même si la carte était limitée) et des cocktails généreux. Sam avait toujours été populaire, jusqu’à ce que les loups-garous et les autres hybrides se révèlent au grand jour. Pour ceux qui éprouvaient déjà des difficultés à accepter les vampires, l’existence de ces créatures à double nature était la goutte qui avait fait déborder le vase.

Je suis passée par la réserve pour attraper un tablier propre, puis dans le bureau de Sam pour fourrer mon sac dans le grand tiroir de sa table de travail. J’aurais bien aimé avoir un petit casier, pour y laisser mon sac et des vêtements de rechange pour les soirées catastrophe : une bière renversée ou un geste malheureux avec de la moutarde par exemple.

Je reprenais ce soir les tables de Holly, qui allait épouser Hoyt, le meilleur ami de Jason, en octobre. Pour elle, ce serait le second mariage. Pour lui, le premier. Ils avaient décidé d’en faire une grande occasion et d’avoir une cérémonie à l’église doublée d’une réception dans la salle paroissiale. J’en savais plus que je ne le voulais : le mariage aurait lieu dans des mois, mais pour Holly, certains détails étaient déjà devenus des obsessions. Son premier mariage n’avait été qu’une simple et courte cérémonie civile. Celui-ci était donc (théoriquement) sa dernière chance de vivre son rêve. J’imaginais bien ce que ma grand-mère aurait dit de la robe blanche de Holly, puisqu’elle avait un petit garçon scolarisé. Mais après tout, si cela pouvait faire plaisir à la mariée, pourquoi pas ? Autrefois, le blanc symbolisait la pureté virginale de la mariée. Maintenant, il signifiait tout simplement qu’elle avait acheté une robe hors de prix, qu’elle ne pourrait plus jamais porter, et qui resterait dans l’armoire après le grand jour.

J’ai agité la main pour attirer l’attention de Holly, qui discutait avec Frère Collins, le nouveau pasteur baptiste. Il venait ici de temps en temps mais ne commandait jamais d’alcool. Holly s’est interrompue pour venir à ma rencontre et me raconter ce qui se passait à nos tables – c’est-à-dire pas grand-chose. En apercevant une marque de brûlé par terre au milieu de la salle, j’ai été prise d’un frisson. Une table de moins à servir.

— Hé, Sookie ! a rajouté Holly avant d’aller chercher son sac, tu viens bien au mariage, n’est-ce pas ?

— Bien sûr, je ne le raterais pour rien au monde.

— Ça t’ennuierait de servir le punch ?

C’était un bel honneur – pas aussi grand que d’être choisie comme demoiselle d’honneur, mais significatif malgré tout. Jamais je ne m’y serais attendue.

— J’en serais ravie, me suis-je exclamée avec un sourire. On en reparle un peu avant, d’accord ?

Visiblement, Holly était contente de ma réaction.

— Super ! Espérons que les affaires reprennent ici, pour qu’on ait encore du travaille en septembre !

— Mais oui, ne t’inquiète pas, on s’en sort toujours !

Malgré ma réponse rassurante, j’étais loin d’être convaincue.

De retour à la maison ce soir-là, j’ai attendu Dermot et Claude pendant une demi-heure, mais ils ne se sont pas montrés et je n’avais aucune envie de les appeler. Cette fameuse conversation qu’ils m’avaient promise et qui devait me permettre de comprendre mon héritage faé n’aurait donc pas lieu ce soir. J’avais besoin de réponses. Finalement, toutefois, je n’étais pas mécontente de leur absence. La journée avait été trop remplie. J’ai vaguement tenté de me convaincre que j’étais folle de rage et que je devrais guetter leur retour, mais je n’ai pas mis cinq minutes à m’endormir.

Lorsque j’ai émergé le lendemain vers 9 heures, je n’ai vu aucun des signes qui révélaient habituellement la présence de mes hôtes. La salle d’eau du bas était dans le même état que la veille, aucune vaisselle sale ne traînait dans l’évier, et aucune lampe n’avait été laissée allumée. Je me suis rendue sur la véranda de derrière : et non, pas de voiture.

Ils s’étaient sans doute sentis trop fatigués pour faire la route jusqu’à Bon Temps. Ou alors ils avaient eu de la chance : lorsque Claude avait emménagé avec moi, il m’avait expliqué que, s’il faisait une conquête, il passerait la nuit avec l’heureux élu dans sa propre maison de Monroe.

J’imaginais que Dermot en ferait autant. Tiens donc, d’ailleurs… Jamais je n’avais vu Dermot accompagné. Homme ou femme, personne. Et j’avais toujours naturellement supposé que Dermot préférait les femmes, tout simplement parce qu’il ressemblait tant à Jason, qui frétillait devant tous les jupons. Encore des préjugés. N’importe quoi…

Je me suis préparé des œufs, du pain grillé et des fruits, que j’ai dégustés en lisant un roman d’amour de Nora Roberts que j’avais emprunté à la bibliothèque. Je ne m’étais pas sentie aussi bien depuis des semaines. En dehors de la séance au Hooligans, j’avais globalement passé une bonne journée, la veille. Et là, les garçons ne passaient pas leur temps à faire des apparitions dans la cuisine – qui pour se plaindre que je n’avais plus de pain complet (Claude), et qui pour m’offrir une conversation fleurie alors que j’aurais voulu qu’on me laisse lire (Dermot). J’étais donc encore capable de profiter avec plaisir de ma solitude.

Je me suis douchée puis maquillée en chantonnant. Je prenais plus tôt aujourd’hui, et l’heure de partir travailler est vite arrivée. Avant de me mettre en route, j’ai contemplé mon séjour. C’était un vrai dépotoir et j’en avais assez. Heureusement, les antiquaires devaient venir le lendemain.

Ce soir-là, il y avait un peu plus de monde au bar, ce qui a contribué encore plus à ma bonne humeur. À ma surprise, Kennedy se tenait derrière le bar. Elle faisait honneur à son statut d’ancienne reine des concours, parfaite et impeccable, même en jean (de luxe), avec un débardeur à rayures blanc et gris. Nous étions toutes deux très en beauté ce soir !

— Où est Sam ? ai-je demandé. Je pensais qu’il venait travailler, ce soir.

— Il m’a appelée ce matin, m’a répondu Kennedy en me jetant un regard en coulisse. L’anniversaire de Jannalynn a dû bien se passer. Et moi, j’ai vraiment besoin d’heures, alors j’étais super contente de me lever et de trainer mes fesses ici.

— Et comment vont tes parents ? Ils sont venus te voir, récemment ?

Kennedy a eu un sourire amer.

— Ils se portent bien, Sookie. Ils regrettent toujours que je ne sois plus Miss Concours de beauté et que je n’aille plus au catéchisme. Mais ils m’ont quand même donné un beau chèque quand je suis sortie de prison. J’ai de la chance de les avoir.

Elle séchait des verres et ses mains se sont soudain immobilisées.

— Je me demande…

Elle s’est interrompue. J’ai attendu patiemment – je savais bien ce qu’elle allait dire. Puis elle a repris à voix basse.

— Je me demande si c’est un membre de la famille de Casey, qui a mis le feu au bar. Quand je lui ai tiré dessus, je ne pensais qu’à sauver ma peau. Je n’ai pas pensé à sa famille, ni à la mienne. La seule chose qui m’importait, c’était de survivre.

Kennedy n’en avait jamais parlé auparavant, ce que je comprenais totalement.

Je lui ai répondu doucement mais fermement :

— Mais qui n’aurait pas tout tenté pour survivre, Kennedy ? Il faudrait être fou pour agir autrement. Je ne pense pas que Dieu aurait souhaité que tu le laisses te battre à mort.

Pourtant, je n’étais vraiment pas certaine des intentions de Dieu. Ce que je voulais probablement lui dire, c’était : « Je pense que tu aurais été vraiment bête de le laisser te tuer. »

— Ma peine aurait été bien plus lourde si ces femmes n’étaient pas venues témoigner. Sa famille – enfin je crois qu’ils savent qu’il frappait les femmes, mais je me demande s’ils m’en veulent malgré tout. En sachant que je serais au bar, ils auraient pu décider de me tuer ici.

— Est-ce qu’il y a des hybrides dans sa famille ? ai-je demandé.

Je l’avais choquée :

— Oh ! mon Dieu, non ! Ils sont tous baptistes !

J’ai tenté de ne pas sourire. Sans succès. Et après un instant, Kennedy a commencé à rire.

— Non, sérieusement, je ne pense pas. Tu crois que la personne qui a lancé la bombe était un métamorphe ?

— Oui, je le crois. Un hybride en tout cas. Mais surtout, n’en parle à personne. Sam a déjà suffisamment d’ennuis comme ça.

Kennedy a hoché la tête d’un air convaincu, puis un client m’a appelée pour me demander de lui apporter un flacon de sauce pimentée, et je me suis concentrée sur mon travail.

La serveuse qui devait reprendre après moi a appelé pour expliquer qu’elle avait crevé un pneu, et je suis donc restée au Merlotte deux heures de plus. Kennedy, qui devait rester jusqu’à la fermeture, m’a taquinée en me disant que j’étais indispensable et je lui ai envoyé mon torchon à la tête. Puis Danny est arrivé, allumant des étincelles dans les yeux de Kennedy. Manifestement, il était passé chez lui après son travail pour se doucher et se raser. Il regardait Kennedy comme si le monde était maintenant parfait. En grimpant sur son tabouret, il s’est adressé à elle :

— Une bière, femme. Et plus vite que ça.

— Tu veux peut-être la prendre sur la tête, ta bière, Danny ?

— Je m’en fiche. Je la prendrai comme tu veux.

Et ils se sont souri.

Plus tard, à la tombée de la nuit, mon portable a vibré dans ma poche. Dès que j’ai pu, je suis allée dans le bureau de Sam pour le regarder. Éric m’avait envoyé un texto : « a + ».

Rien d’autre. Mais j’avais le sourire aux lèvres et l’ai gardé tout le reste de la soirée. Quand je suis arrivée chez moi, je me suis sentie toute contente de le voir assis sur la véranda – peu importe qu’il ait détruit ma cuisine. Pour couronner le tout, il tenait un nouveau grille-pain, tout enrubanné de rouge.

— En quel honneur, cette visite ? ai-je émis d’un ton acerbe.

Je n’allais certainement pas lui montrer que j’avais attendu sa visite avec impatience. Avec notre lien de sang, bien sûr, il devait pourtant bien s’en douter.

— Nous ne nous sommes pas amusés depuis trop longtemps, toi et moi.

Et il m’a tendu le grille-pain.

— Tu veux dire entre moi qui éteignais un incendie, et toi qui attaquais Pam ? Effectivement, c’est un euphémisme. Merci pour le grille-pain, même si ce n’est pas comme ça que je perçois l’amusement. Tu avais quoi, en tête, au juste ?

— Pour plus tard, ce que j’ai en tête, c’est du sexe. Spectaculaire, a-t-il précisé en s’avançant plus près de moi. J’ai pensé à une position que nous n’avons pas encore essayée.

Je ne suis pas aussi souple qu’Éric et la dernière fois que nous avions testé quelque chose d’audacieux, j’avais eu mal à la hanche pendant trois jours. Malgré tout, j’étais toujours partante pour de nouvelles expériences.

— Et qu’avais-tu en tête pour passer le temps, avant tout ce sexe spectaculaire ?

Soudain j’ai perçu une légère trace d’inquiétude dans sa voix.

— Nous devons rendre visite à un nouveau « dance club » – c’est ainsi qu’ils appellent leur discothèque, pour attirer les jeunes. Et surtout celles qui sont jolies. Comme toi.

— Et où se trouve ce dance club ?

J’avoue que je n’étais pas particulièrement tentée, car j’étais debout depuis des heures.

Cependant, en tant que couple, nous ne nous étions effectivement pas amusés (en public) depuis bien longtemps.

— Sur la route entre ici et Shreveport.

Puis Éric a hésité avant d’ajouter :

— Victor vient tout juste de l’ouvrir.

— Ah. Et tu penses que c’est prudent d’y aller ?

J’étais atterrée. Le projet d’Éric ne me disait vraiment plus rien.

Victor et Éric étaient enlisés dans une lutte silencieuse. Victor Madden représentait en Louisiane le roi du Nevada, de l’Arkansas et de la Louisiane, à savoir Felipe. Ce dernier s’était installé à Las Vegas. Éric, Pam et moi nous demandions si Felipe n’avait pas donné à Victor cette part énorme de gâteau tout simplement pour protéger son territoire le plus riche de son ambition dévorante. Au plus profond de mon être, je désirais la mort de Victor. Il avait envoyé Bruno et Corinna, ses sous-fifres préférés, pour nous tuer, Pam et moi, simplement pour affaiblir Éric : en effet, Felipe l’avait engagé car, en tant que shérif, il avait les meilleurs résultats de tout l’État.

Nous avions renversé la situation. Bruno et Corinna n’étaient désormais plus que de petits tas de cendres sur le bord de l’autoroute. Et personne ne pouvait rien prouver.

Victor avait fait passer le message : il offrait une récompense plus que généreuse à quiconque pourrait lui transmettre des informations permettant de localiser ses deux employés. Mais personne ne s’était manifesté. Seuls Pam, Éric et moi savions réellement ce qui s’était passé. Et Victor ne pouvait nous accuser directement, puisqu’il aurait avoué ainsi qu’il les avait envoyés pour nous tuer. C’était une impasse, en somme.

Bruno et Corinna souffraient de suffisance excessive. La prochaine fois, Victor enverrait certainement quelqu’un de plus avisé.

Éric a repris :

— Non, ce n’est pas prudent de s’y rendre, mais nous n’avons pas le choix. Victor m’a ordonné d’y aller, en compagnie de mon épouse. Si je ne viens pas avec toi, il va penser que j’ai peur de lui.

J’ai réfléchi à la situation tandis que je fouillais mon armoire, à la recherche d’une tenue qui conviendrait pour aller dans une boîte à la mode. Éric était allongé sur mon lit, les mains derrière la tête.

— J’ai oublié quelque chose dans ma voiture, s’est-il exclamé soudain avant de se précipiter pour sortir – il n’était plus qu’une ombre en mouvement.

Il est revenu en quelques secondes avec un vêtement sur un cintre, recouvert de plastique transparent.

— Mais ce n’est pas mon anniversaire !

— Un vampire n’aurait-il pas le droit d’offrir un présent à son aimée ?

Je n’ai pu m’empêcher de lui sourire.

— Mais si bien sûr !

J’adore les cadeaux. Le grille-pain n’avait été qu’un leurre. C’était celui-ci, la véritable surprise. J’ai retiré l’emballage avec précaution. Le vêtement était une robe. Enfin, probablement.

— C’est un peu limité, question tissu, non ?

J’examinai la chose. Elle était formée d’un col noir en forme de U. Un très grand U, devant comme derrière. Et le reste était de couleur bronze, brillant, et tout plissé. On aurait dit une multitude de larges rubans cousus ensemble. Et finalement, d’ailleurs, il ne s’agissait en aucun cas d’une multitude. La vendeuse avait laissé l’étiquette. J’ai tenté de ne pas regarder. J’ai échoué et, en absorbant le prix, je suis restée bouche bée. Pour cette somme, j’aurais pu acheter six ou dix pièces chez Wal-Mart, ou trois chez Dillard’s.

— Tu seras à tomber, a dit Éric avec un sourire plein de crocs. Tout le monde va m’envier.

Toute femme se serait sentie flattée…

Quand je suis finalement sortie de la salle de bains, mon copain Immanuel était de retour. Il avait établi un poste de travail à ma coiffeuse. Je trouvais très étrange de voir un autre homme dans ma chambre. Immanuel semblait de bien meilleure humeur. Même sa coiffure bizarre paraissait plus enthousiaste. Tandis qu’Éric nous surveillait étroitement, comme s’il soupçonnait Immanuel d’être un assassin potentiel, le coiffeur maigrichon m’a bouclée, coiffée et maquillée. La dernière fois que j’avais passé un moment aussi amusant devant un miroir, c’était lors de mon enfance, avec Tara. Après l’intervention d’Immanuel, j’avais endossé une sophistication toute naturelle.

Émerveillée, je l’ai remercié tout en me demandant où la véritable Sookie avait bien pu passer.

— Mais je vous en prie, a répondu Immanuel, très sérieux. Vous avez une peau de rêve. J’aime beaucoup travailler sur vous.

Personne ne m’avait jamais rien dit de tel. Je ne savais pas comment réagir et je lui ai bêtement demandé de me laisser sa carte. Il en a sorti une, qu’il a posée contre une figurine de porcelaine que ma grand-mère avait adorée. En la remarquant, je me suis sentie un peu nostalgique. J’avais parcouru un si long chemin depuis sa mort.

Et puisque je pensais à des choses tristes, je lui ai demandé comment allait sa sœur.

— Aujourd’hui, ça allait. C’est gentil à vous de vous en soucier.

Il ne regardait pas Éric, mais j’ai vu que ce dernier détournait le regard, les dents serrées. Agacé.

Après avoir remballé tout son attirail, Immanuel est reparti.

Je me suis trouvé un soutien-gorge sans bretelles et un string – je déteste les strings mais, avec une telle robe, personne ne voudrait porter une culotte qui fasse des marques.

Puis j’ai commencé à me préparer. Par chance, j’avais une paire de jolis escarpins noirs à talons hauts. J’aurais préféré des sandales fantaisie pour cette tenue, mais les escarpins devraient suffire. Éric m’avait observée de près pendant que je m’habillais.

— Tu as la peau si douce, a-t-il murmuré en effleurant ma jambe tout en la remontant.

— Hé ! Si tu continues, on n’arrivera jamais au club, et je me serai préparée pour rien !

C’est sans doute pathétique, mais j’avais effectivement très envie qu’Éric ne soit pas le seul à pouvoir admirer la nouvelle robe, la nouvelle coiffure et le maquillage de pro.

— Pour rien ? Pas vraiment, a répliqué Éric.

Il s’est changé malgré tout et j’ai natté ses cheveux avec soin, avant de les attacher avec un ruban noir. Éric ressemblait à un flibustier, prêt à écumer la ville tout entière.

Nous aurions dû nous sentir heureux à l’idée de cette soirée et de pouvoir danser tous les deux au club. Je ne savais pas précisément à quoi pensait Éric, tandis que nous allions à sa voiture, mais manifestement, il était loin d’être satisfait de la situation.

Nous étions deux.

Je voulais en savoir plus et j’ai décidé d’entamer la conversation avec des sujets anodins.

— Comment ça va, avec les nouveaux vamp’s ?

— Ils arrivent quand ils le doivent et font leurs heures, m’a-t-il répondu sans enthousiasme.

Trois des vampires qui avaient échoué dans la zone d’Éric après Katrina lui avaient demandé l’autorisation de rester. Ils avaient toutefois décidé d’établir leur nid à Minden et non à Shreveport.

— Tu n’as pas l’air vraiment ravi de tes nouvelles troupes. Qu’est-ce qui ne va pas, chez eux ?

Je me suis glissée dans mon siège pendant qu’Éric faisait le tour de la voiture.

— Palomino s’en sort plutôt bien, a-t-il admis avec réticence. Mais Rubio est stupide, et Parker est un faible.

Je ne les connaissais pas suffisamment pour avancer une opinion. Palomino, qui ne donnait pas de nom de famille, était une jeune et jolie vampire dont les cheveux blond-blanc ressortaient de façon frappante sur sa peau brune. Rubio Hermosa était magnifique. J’étais du même avis qu’Éric, cependant : il était plutôt bas de plafond, et n’avait jamais grand-chose à dire. De son vivant, Parker quant à lui avait tout du geek et rien n’avait changé quand il était passé de l’autre côté. Il avait certes amélioré le système informatique du Fangtasia, mais c’était un poltron qui avait peur de son ombre. Après avoir bouclé ma ceinture, j’ai repris la conversation.

— La dispute entre toi et Pam, tu veux en parler ?

Au lieu de sa Corvette habituelle, Éric était venu avec une Lincoln, la Town Car du Fangtasia. Je la trouvais merveilleusement confortable. De plus, étant donné le style de conduite qu’Éric adoptait au volant de la Corvette, j’appréciais particulièrement de pouvoir sortir en Lincoln.

— Non, a répliqué Éric, instantanément sombre et inquiet. J’ai attendu une minute qu’il précise sa pensée.

Puis une minute de plus.

Il me fallait un effort surhumain pour conserver le plaisir que j’avais ressenti à l’idée de sortir en soirée avec un homme fabuleux.

— D’accord. Bien bien bien. Comme tu veux. Mais j’ai comme l’impression que la fameuse partie de jambes en l’air sera un tantinet moins spectaculaire si je me fais un sang d’encre au sujet de toi et de Pam.

Mon trait d’humour léger m’a valu un regard noir.

— Je sais que Pam voudrait créer un vampire, ai-je ajouté. Apparemment, il y aurait urgence.

— Immanuel aurait mieux fait de tenir sa langue.

— Mais figure-toi que j’ai apprécié qu’on partage des informations avec moi. Des informations qui concernent des gens que j’aime.

Fallait-il que je lui fasse un dessin ?

— Sookie. Victor a décrété que je ne dois pas autoriser Pam à commencer sa lignée.

Et les mâchoires d’Éric se sont refermées comme un piège à loup.

Ah.

— Et les rois contrôlent la « reproduction », j’imagine, ai-je repris avec prudence.

— Effectivement. Ils ont le contrôle absolu. Mais tu dois comprendre que Pam me mène la vie dure, là-dessus, et Victor aussi.

— Mais Victor n’est pas vraiment un roi, si ? Et si tu allais voir Felipe directement ?

— Chaque fois que je le court-circuite, Victor trouve un moyen de me punir.

Éric était tiraillé et cela ne servait à rien de poursuivre.

En chemin pour le club de Victor – Éric m’a appris que Victor l’avait appelé le Vampires Kiss, le baiser du vampire – nous avons donc bavardé du rendez-vous du lendemain avec les antiquaires. J’aurais aimé discuter d’un certain nombre de choses, mais Éric se trouvait dans une situation impossible, et je ne voulais pas lui asséner mes propres problèmes. De plus, j’avais le sentiment que je ne savais pas tout. Là-dessus, finalement, je me suis lancée.

— Éric, ai-je commencé, tout en sachant pertinemment que j’allais me montrer trop abrupte et intense. Tu ne me dis pas tout, sur tes affaires, n’est-ce pas ?

Il a répondu sans hésiter.

— Tu as raison. J’ai de nombreuses raisons, Sookie. Certaines choses ne feraient que t’inquiéter, et d’autres pourraient te mettre en danger. Le savoir n’équivaut pas toujours au pouvoir.

J’ai serré les lèvres et refusé de le regarder. C’était immature de ma part, je le sais, mais je ne le croyais pas totalement honnête avec moi.

Après un moment de silence, il a ajouté :

— Par ailleurs, il faut bien dire que je n’ai pas l’habitude de partager mes soucis quotidiens avec un être humain. Il est difficile de rompre cette habitude après un millier d’années. Bon. Et aucun de ces secrets ne concernait mon avenir, naturellement…

Mais bien sûr. De toute évidence, Éric a estimé que ma froideur impassible signifiait que j’acceptais son explication, même avec réticence. Il a décidé que ce moment tendu était terminé.

— Mais toi, tu me dis tout, mon aimée, non ? a-t-il repris d’un ton taquin.

Je l’ai fixé d’un air furieux, sans répondre. Il ne s’attendait pas à ma réaction.

— Tu ne me dis pas tout ?

Tout à coup, j’ai eu des difficultés à déchiffrer les émotions qui perçaient dans sa voix : de la déception, de l’inquiétude, une petite touche de colère, peut-être même un peu d’excitation. Tout cela au moins. Ce qui fait beaucoup de sentiments différents, en si peu de mots.

— Ça, c’est pour le moins inattendu, a-t-il murmuré. Et malgré cela, nous disons que nous nous aimons.

— Nous le disons, tu as raison. Et je t’aime. Mais je commence à comprendre que le fait d’être amoureux n’implique pas autant de partage que je le pensais.

Il n’a rien trouvé à répondre.

Nous sommes passés devant le Vic’s Redneck, et même depuis l’autoroute, je voyais bien que le parking était bondé.

— Et merde. Tout le business du Merlotte est parti là-bas. Qu’est-ce qu’ils ont de plus que nous ?

— Le show. La nouveauté. Des serveuses en pantalon moulant et en dos-nu, a commencé Éric.

— Stop ! C’est bon ! l’ai-je interrompu, dégoûtée. Entre les problèmes de Sam, maintenant qu’on sait qu’il est métamorphe, et tout le reste, je ne sais pas combien de temps le Merlotte va tenir.

J’ai perçu une véritable vague de satisfaction chez Éric.

— Oh la la, a-t-il réagi, faussement compatissant, mais tu n’aurais plus de travail ! Tu pourrais travailler pour moi au Fangtasia.

Ma réponse fut immédiate.

— Non, merci. Je détesterais voir les fangbangers arriver tous les soirs, nuit après nuit, toujours avides d’avoir ce qu’ils ne devraient pas avoir. C’est triste, et ce n’est pas bien.

Éric m’a lancé un regard, déstabilisé par la rapidité de ma réaction.

— Sookie, c’est ainsi que je gagne ma vie. Grâce aux fantasmes et à la perversité des humains. La plupart sont des touristes qui viennent voir le Fangtasia une ou deux fois et repartent à Minden ou Emerson. Et après, ils racontent leur folle virée à leurs voisins. D’autres sont des militaires de la base aérienne, qui aiment bien se vanter d’être des durs pour avoir osé venir boire dans un bar à vampires.

— Je comprends. Et je sais bien que si les fangbangers ne venaient pas au Fangtasia, ils iraient ailleurs, rien que pour pouvoir trainer avec des vampires. Mais je crois que ce climat ne me conviendrait pas, sur une base quotidienne.

J’étais fière de ma formulation.

— Et que ferais-tu, si le Merlotte venait à fermer ?

C’était une bonne question, que j’allais devoir me poser très sérieusement.

— J’essaierais de trouver un autre job de serveuse. Peut-être au Crawdad Diner.

J’aurais moins de pourboires, mais ce serait moins stressant. Et sans doute aussi que je suivrais des cours en ligne, pour avoir un diplôme. Ce serait bien, de faire des études.

Après un silence, Éric a remarqué :

— Tu n’as pas parlé de contacter ton grand-père. Il s’assurerait que tu ne manques jamais de rien.

Surprise, j’ai répondu :

— Je ne suis pas certaine de pouvoir le joindre. J’imagine que Claude saurait comment s’y prendre. En fait, je suis sûre qu’il le saurait. Mais Niall a bien expliqué qu’il trouvait que ce serait une mauvaise idée de rester en contact.

À mon tour, j’ai réfléchi un instant.

— Éric, tu penses que Claude a une raison cachée de vivre chez moi ?

— Mais évidemment, et Dermot aussi. Je me demande pourquoi tu poses la question.

J’ai brusquement eu l’impression que je n’étais pas à la hauteur pour diriger le cours de ma vie. Et ce n’était pas la première fois. J’ai lutté contre une vague de découragement et d’amertume, tout en essayant d’examiner les paroles d’Éric. Je m’en étais doutée, forcément, et c’était justement la raison pour laquelle j’avais demandé à Sam si les gens pouvaient réellement changer. Claude s’était toujours montré d’un égoïsme sans égal et d’une indifférence totale. Pourquoi changerait-il ? Bien sûr, ses congénères lui manquaient, surtout maintenant que sa sœur était morte. Mais pourquoi vivrait-il avec quelqu’un comme moi, qui avais si peu de sang faé dans les veines ? D’autant que j’avais indirectement causé la mort de Claudine. Il devait avoir une motivation bien précise.

Quant à Dermot, ce n’était pas plus clair. Il ressemblait tellement à Jason, physiquement, que l’on pouvait avoir tendance à penser qu’ils avaient le même tempérament. Mais j’avais appris, à mes dépens, qu’il était dangereux d’entretenir de tels préjugés. Pendant longtemps, Dermot avait été sous le coup d’un enchantement. Le sort qu’on lui avait jeté l’avait rendu fou. Malgré tout, même désorienté par la magie, il avait lutté de toutes ses forces pour agir comme il le fallait. Du moins, c’était ce qu’il m’avait raconté.

J’en avais d’ailleurs quelques petites preuves.

Je songeais toujours à ma naïveté lorsque nous avons pris une sortie, au beau milieu de nulle part. La lumière des projecteurs du Vampire’s Kiss trouait la nuit – c’était justement le but recherché.

— Tu n’as pas peur que les gens qui avaient l’intention de continuer sur Shreveport pour aller au Fangtasia ne prennent la sortie pour venir en boîte ici ?

— Si.

J’avais posé une question bête. Je ne lui en ai pas voulu d’être aussi laconique. Éric devait s’inquiéter de sa situation financière depuis le jour où Victor avait acheté le bâtiment.

Mais je n’allais pas accorder plus d’indulgence à Éric. Nous étions un couple et il devait partager ses préoccupations avec moi en toute franchise, ou me laisser m’occuper de mes propres difficultés tranquillement. Ce lien avec Éric était parfois comme un véritable joug. Je lui ai jeté un regard. Un fangbanger du Fangtasia me trouverait complètement idiote. Éric était assurément l’un des hommes les plus craquants que j’aie jamais vus. Il était fort, intelligent, et complètement génial au lit.

En ce moment précis, un silence pesant glaçait l’atmosphère entre cet homme fort, intelligent et sensuel, et moi-même. Éric parcourait le parking, à la recherche d’un emplacement libre. Les places étaient rares, ce qui l’énervait furieusement – ça, au moins, ce n’était pas difficile à percevoir.

Puisqu’il avait été convoqué, la plus élémentaire des courtoisies aurait consisté à lui réserver un endroit à proximité de l’entrée, ou de lui permettre de passer par l’arrière.

Ajoutons à cela qu’on tenait manifestement à démontrer qu’il y avait tellement de monde au Vampire’s Kiss qu’il était devenu difficile de se garer.

Aïe.

Je me suis efforcée de mettre mes questions personnelles de côté pour l’instant. Je devais me concentrer sur ce que nous allions affronter. Victor n’aimait pas Éric et ne lui accordait aucune confiance. C’était mutuel. Depuis que Victor avait été placé à la tête de la Louisiane, la position d’Éric, le dernier rescapé de l’ère Sophie-Anne, était devenue de plus en plus précaire. Pour ma part, j’étais à peu près certaine que je devais ma survie exclusivement au fait qu’Éric m’avait bernée, pour que je l’épouse selon les rites vampires.

Les lèvres serrées, Éric est venu m’ouvrir ma portière. Il en a profité pour évaluer les risques de danger dans le parking. Il se tenait délibérément entre le club et moi. Tandis que je sortais les jambes de la Town Car, il m’a demandé :

— Dis-moi qui se trouve dans le parking, mon aimée.

Lentement, je me suis relevée avec précaution, les yeux fermés pour me concentrer. J’ai posé ma main sur la sienne, qu’il avait appuyée sur le haut de la portière. J’ai déployé mes sens et les ai projetés dans la nuit chaude, dont la brise légère ébouriffait mes cheveux. Puis j’ai chuchoté :

— Un couple qui fait l’amour dans une voiture à deux rangs d’ici. Un homme qui vomit derrière le pick-up noir, de l’autre côté. Deux couples qui arrivent dans une Escalade. Un vampire à côté de l’entrée. Un autre, qui approche, et vite.

Quand un vampire passe en état d’alerte, on le voit tout de suite. Les crocs d’Éric sont sortis, son corps s’est tendu et il a fait volte-face.

— Maître, a fait la voix de Pam tandis qu’elle sortait de l’ombre d’un gros 4 x 4.

Éric s’est immédiatement détendu et, petit à petit, moi aussi. Apparemment, ils avaient mis leur discorde de côté pour la soirée.

— Je suis venue en avance, comme tu me l’avais demandé, a-t-elle murmuré dans le vent.

Son visage était étrangement sombre.

— Pam, viens dans la lumière, ai-je dit.

Elle a obéi – pourtant, elle n’y était absolument pas obligée.

La noirceur sous sa peau révélait qu’elle avait été battue. Les vampires ne développent pas de bleus comme nous, et ils guérissent très vite. S’ils ont été frappés très violemment, cela se voit plus longtemps.

— Que t’est-il arrivé ? a demandé Éric.

Sa voix était dénuée de toute émotion. Très très mauvais signe.

— J’avais dit aux gardes devant la porte que je devais entrer pour m’assurer que Victor soit au courant de votre arrivée. C’était une excuse pour vérifier que tu serais en sécurité à l’intérieur.

— Et ils t’en ont empêchée.

— Oui.

La brise avait pris de l’ampleur et nous lançait les odeurs fétides du parking à la figure.

Elle continuait de jouer avec mes cheveux, qui voletaient autour de mon visage. Ceux d’Éric étaient attachés sur sa nuque, mais Pam a levé la main pour retenir les siens.

Éric voulait la mort de Victor depuis des mois, et à mon grand regret, je dois avouer que moi aussi. Ce n’était pas seulement à cause de l’angoisse et de la colère d’Éric qui coulaient en moi. Je voyais bien pour moi-même à quel point notre vie deviendrait plus facile s’il venait à disparaître.

J’avais tellement changé. À l’occasion d’un moment tel que celui-ci, je me sentais à la fois triste et soulagée de constater que je n’avais aucun scrupule à imaginer la fin de Victor.

Je la désirais même avec ferveur. Ma détermination à survivre et à ménager la survie des êtres qui m’étaient chers s’avérait plus forte que tous les principes religieux qui m’avaient été inculqués.

— Nous devons entrer. Sinon, ils enverront quelqu’un pour nous chercher, a finalement conclu Éric.

Nous nous sommes dirigés vers la porte principale en silence. Il ne manquait plus que la musique, une musique de gros dingues, quelque chose de menaçant mais super cool, avec un tas de percussions, pour annoncer : « Les Vampires en Visite et leur Acolyte Humain Tombent dans un Piège ». Mais la chanson qui se jouait dans le club, « Hips don’t lie », était complètement décalée par rapport à notre petit drame, et n’avait rien d’une musique de gros dingues.

Nous sommes passés devant un homme barbu, devant la porte, qui nettoyait le gravier au jet. On voyait encore des taches de sang sombres.

— Ce n’est pas le mien, a murmuré Pam d’un ton hautain.

La vampire qui gardait la porte était une brune robuste qui portait un collier de cuir clouté et un bustier de la même matière, assortis d’un tutu (si, si, je le jure devant Dieu) et de bottes de motard. Seule la jupe à froufrous semblait incongrue sur elle.

Elle s’est adressée à Éric avec un accent très fort.

— Shérif Éric. Je me nomme Ana Lyudmila. Je vous souhaite la bienvenue au Vampire’s Kiss.

Elle n’a pas accordé un seul regard à Pam, et à moi, encore moins. Le fait qu’elle m’ignore n’avait rien de surprenant. En revanche, son manque de respect pour Pam représentait clairement une insulte. D’autant plus que Pam avait déjà « rencontré » le personnel. Ce type de comportement risquait de déclencher sa fureur, et c’était sans doute le but du jeu. Si Pam sortait de ses gonds, les nouveaux vamp’s auraient une raison légitime de la tuer. La cible inscrite sur le dos d’Éric prendrait alors des proportions impressionnantes.

Ma petite personne ne représentait naturellement strictement rien dans leur façon de penser. Pour eux, un simple humain n’avait aucune chance de contrer la force et la vitesse d’un vampire. Je ne suis pas Superwoman et ils avaient sans doute raison. Je n’étais pas certaine du nombre de vampires qui étaient conscients que je n’étais pas totalement humaine. Et d’ailleurs, le fait d’apprendre que j’avais un peu de sang faé changerait-il quoi que ce soit pour eux ? Je n’avais jamais manifesté de pouvoirs faé. Ma seule valeur à leurs yeux résidait dans mes talents de télépathe et mon lien de parenté avec Niall. Puisque Niall avait quitté cet univers pour gagner celui des faés, cet avantage-là avait dû décliner. Mais Niall pouvait à tout moment décider de revenir dans le monde des humains, et j’étais l’épouse d’Éric selon les lois des vampires. Niall pourrait donc, le cas échéant, choisir de combattre aux côtés d’Éric. C’était du moins mon raisonnement. Qui pouvait vraiment savoir, avec les faés ? Quoi qu’il en soit, il était temps pour moi de m’imposer.

J’ai posé la main sur l’épaule de Pam pour la tapoter gentiment. C’était comme si j’avais tapoté un rocher. Puis j’ai souri à Ana Lyudmila.

— Salut, lui ai-je dit, aussi joyeuse qu’une pom-pom girl. Moi, c’est Sookie. Je suis l’épouse d’Éric – mais vous ne le saviez pas, je crois. Et voici Pam, de la lignée d’Éric. C’est son bras droit. Vous ne le saviez pas non plus, je pense, si ? Parce que sinon, vous êtes drôlement impolie. Ce n’est pas très bien, de nous accueillir comme ça.

Je lui adressais toujours mon plus beau sourire.

On aurait dit que je la forçais à avaler une grenouille vivante.

— Bienvenue, épouse humaine d’Éric, ainsi que Pam, guerrière vénérée. Je ne vous ai pas saluées de bonne manière et vous prie de m’en excuser.

Pam, quant à elle, la regardait fixement et semblait se demander combien de temps il lui faudrait pour lui arracher les cils, un par un. J’ai donné un petit coup de poing sur l’épaule de Pam, style copain-copain.

— C’est cool, Ana Lyudmila, tout va bien !

Pam a braqué ses yeux sur moi, mais j’ai lutté et n’ai pas bronché. Pour ne rien arranger, Éric nous faisait sa plus belle imitation d’un beau bloc de granit blafard. Je l’ai toisé d’un regard lourd de sous-entendus.

Ana Lyudmila ne pouvait pas avoir tabassé Pam. Elle n’en avait pas les épaules. En outre, elle semblait intacte et quiconque levait la main sur Pam ne pouvait manquer d’en porter les traces.

Après un court instant, Éric a pris la parole.

— Je crois que votre maître nous attend.

Il parlait comme s’il la grondait gentiment et montrait délibérément à quel point il avait su se contrôler.

Si Ana Lyudmila avait pu rougir, je pense qu’elle l’aurait fait.

— Mais bien sûr. Luis ! Antonio !

Deux jeunes hommes bruns et musclés se sont détachés de la foule. Ils portaient un short de cuir et des bottes. Point. Apparemment, c’était le look des employés du Vampire’s Kiss. J’avais cru qu’Ana Lyudmila suivait sa propre idée de la mode, mais, de toute évidence, tous les vamps’ de service devaient s’habiller en hommes des cavernes doublés d’esclaves sexuels. Enfin, je crois que c’était le look qu’ils recherchaient.

Luis, le plus grand des deux, nous a invités à le suivre. Lui aussi parlait avec un accent très marqué. Il portait un piercing aux tétons, ce que je n’avais jamais vu. Naturellement, j’avais bien envie de regarder de plus près. Mais on m’a toujours appris qu’il était de mauvais ton de regarder les atouts des gens, même s’ils sont clairement affichés.

Antonio ne pouvait cacher à quel point Pam l’impressionnait. Malgré tout, il n’hésiterait pas à nous tuer si Victor le lui ordonnait.

Nous avons suivi les chérubins du bondage pour traverser la piste de danse surpeuplée.

Je tiens à faire remarquer que, de derrière, les shorts en cuir offraient des perspectives étourdissantes. Et les affiches d’Elvis qui décoraient les murs avaient jusque-là manqué à mon éducation. Les boîtes à vampires à thème « bondage-Elvis-maison close », ça ne court pas les rues.

Pam admirait également le décor, mais son étincelle habituelle d’ironie amusée ne se montrait pas. J’avais l’impression qu’il se passait beaucoup de choses, dans son esprit.

— Comment se portent vos amis ? a-t-elle demandé à Antonio. Ceux qui m’ont empêchée d’entrer.

Le sourire qu’il a esquissé en retour semblait démontrer qu’il ne portait pas les vampires blessés dans son cœur.

— Ils s’abreuvent du sang de volontaires, dans l’arrière-salle. Je crois que le bras de Pearl est guéri.

Tandis qu’il me précédait à travers le vacarme ambiant, Éric évaluait discrètement notre environnement. Il prenait soin de paraître à l’aise, comme s’il était tout à fait certain que le patron ne lui voulait aucun mal. Je le percevais parfaitement à travers notre lien. Puisque personne ne faisait attention à moi, j’étais pour ma part libre de poser les yeux où je le souhaitais. J’espérais malgré tout que je dégageais le même air d’insouciance.

Il y avait au moins une vingtaine de suceurs de sang au Vampire’s Kiss. Plus qu’Éric n’en avait jamais eu en même temps au Fangtasia. La salle était également bondée d’êtres humains. Je ne savais pas combien de personnes la salle était censée contenir, mais j’étais certaine que ses capacités officielles étaient nettement dépassées. Éric a tendu le bras derrière son dos et j’ai pris sa main fraîche. Il m’a tirée en avant, passant son bras gauche autour de mes épaules. Pam s’est mise en place pour couvrir nos arrières. Nous étions passés en alerte rouge. Éric était tendu comme une corde de guitare.

Et puis nous l’avons repéré.

Victor était assis dans le fond, dans une espèce de parc à VIP. L’endroit était délimité par une énorme banquette tendue de velours rouge, devant laquelle on avait posé l’habituelle table basse. Elle était parsemée de petits sacs de soirée, de verres à moitié vides et de billets. Victor trônait en son centre, flanqué d’un jeune homme et d’une jeune femme, les bras passés autour de leurs épaules. La scène était l’archétype même de ce que les êtres humains les plus conservateurs redoutaient le plus : le vampire dépravé séduisant la jeunesse de l’Amérique et l’offrant en pâture pour des orgies de bisexualité et de folie sanguinaire. J’ai examiné les deux êtres humains. Malgré leur différence de sexe, ils étaient étonnamment semblables. En faisant un tour dans leur esprit, j’ai pu rapidement déterminer qu’ils étaient tous deux majeurs, drogués, et qu’ils avaient une grande expérience sexuelle.

Je les plaignais, mais je n’étais pas responsable de leurs vies. Ils ne le savaient pas encore, mais ils ne représentaient rien pour Victor, que des faire-valoir. Leur situation reflétait leur propre vanité.

Dans cet enclos se tenait un autre être humain. Une jeune femme assise à l’écart. Elle portait une robe blanche à la jupe volumineuse. Ses yeux fixaient Pam avec désespoir. Elle était visiblement horrifiée de devoir côtoyer une telle compagnie. Jusque-là, j’aurais parié que rien n’aurait pu mettre Pam en colère ou l’attrister plus encore. Et j’aurais eu tort.

— Miriam, a soufflé Pam.

Oh ! Seigneur Dieu. C’était elle que Pam voulait pour sienne et faire passer de l’autre côté.

Je n’avais jamais vu quelqu’un d’aussi malade et qui ne soit pas à l’hôpital. Mais Miriam avait adopté une coiffure et un maquillage sophistiqués, même si les fards ressortaient violemment sur son visage si pâle et ses lèvres exsangues.

Le visage d’Éric demeurait impassible et je sentais qu’il luttait désespérément pour ne rien montrer et garder l’esprit clair.

Quelle embuscade étourdissante. Bravo, Victor.

S’étant acquittés de leur tâche, Luis et Antonio se sont postés à l’entrée du coin VIP. Je ne sais pas s’ils devaient bloquer notre sortie ou empêcher les autres d’y entrer. Notre protection était également assurée par des figurines en carton d’Elvis, en taille réelle. Elles ne m’impressionnaient pas – j’avais rencontré le vrai.

Tel un parfait animateur de jeu télévisé, Victor nous a accueillis avec un merveilleux sourire, découvrant toutes ses belles dents blanches.

— Éric ! Quel plaisir de te voir dans ma nouvelle entreprise ! Tu aimes le décor ?

Il a désigné toute la salle comble d’un large geste de la main. De taille modeste, Victor n’en était pas moins le roi du château. Il en appréciait chaque minute avec une passion dévorante. Il s’est penché en avant pour prendre son verre sur la table basse.

Même le verre cannelé, couleur de fumée sombre, avait quelque chose de théâtral. Il correspondait pleinement au décor dont Victor était si fier. Si j’avais eu à le décrire à quelqu’un – ce qui, à l’instant présent, me semblait plus qu’improbable – j’aurais parlé de style « Bordel début dix-neuvième » : du bois foncé à profusion, du papier mural floqué, du cuir et du velours rouge. À mes yeux, l’ensemble était lourd et chargé. J’entretenais sans doute trop de préjugés : les gens qui tournoyaient sur la piste semblaient apprécier le Vampire’s Kiss en dépit de sa décoration intérieure. Le groupe qui jouait était composé de vampires et ils étaient vraiment bons. Ils alternaient des chansons contemporaines avec du rock et du blues. Ils avaient dû jouer dans le passé avec Robert Johnson et Memphis Minnie[11], et ils avaient eu des décennies entières pour se perfectionner.

— Je suis époustouflé, a répondu Éric d’une voix inexpressive.

— Pardonne mes mauvaises manières ! Je t’en prie, assieds-toi ! s’est exclamé Victor.

Je te présente… Ton nom, ma jolie ?

— Je m’appelle Mindy Simpson, a déclaré la fille avec un sourire aguicheur. Et voici mon mari, Mark Simpson.

Éric ne leur a accordé qu’un bref coup d’œil. Quant à Pam et moi, on ne s’était pas encore adressé à nous et nous n’étions pas obligées de réagir.

Victor a négligé de nous présenter la pâle jeune femme. Il gardait clairement le meilleur pour la fin.

— Je vois que tu es venu avec ta chère épouse, a repris Victor tandis que nous nous installions sur la banquette à sa droite.

Elle n’était pas aussi confortable que je le pensais, et la profondeur des sièges ne correspondait pas à la longueur de mes jambes. La silhouette d’Elvis sur ma droite portait la fameuse combinaison blanche. Très classe…

— Eh oui, je suis là, ai-je annoncé tristement.

— Et avec ta célèbre Pam Ravenscroft, a-t-il continué, comme s’il nous nommait délibérément, à l’intention d’un micro caché.

J’ai serré la main d’Éric. Il ne pouvait lire dans mon esprit, ce que je regrettais – à ce moment précis seulement. Il se passait ici beaucoup de choses dont nous ne savions rien.

Aux yeux d’un vampire, mon statut en tant qu’épouse humaine d’Éric équivalait à celui de première concubine officielle. Le titre d’épouse me valait un certain rang et garantissait ma sécurité. Théoriquement, pour les autres vampires et leurs serviteurs, j’étais intouchable.

Je n’étais pas particulièrement fière d’être une citoyenne de seconde classe, mais une fois que j’avais compris pourquoi Éric m’avait manipulée pour que je l’épouse, j’avais petit à petit accepté mon titre. Il était maintenant temps pour moi de le soutenir à mon tour.

Je me suis tournée vers l’affreux Victor avec le plus beau de mes sourires – au cours des ans, j’avais appris l’art de paraître heureuse alors que je ne l’étais pas, et j’étais la reine des conversations insipides.

— Depuis combien de temps le Vampire’s Kiss est-il ouvert ?

— Vous n’avez pas vu toute la publicité ? Trois semaines seulement, mais il remporte un franc succès, jusqu’à présent du moins.

Victor m’avait à peine regardée. En tant que personne, je ne l’intéressais pas du tout. Et sexuellement non plus – j’en reconnais facilement les signes. En revanche, j’étais une créature dont le décès pourrait meurtrir Éric. Et ça, c’était intéressant. En d’autres termes, mon absence serait plus avantageuse que ma présence.

Puisqu’il daignait s’adresser à moi, j’ai décidé d’en profiter.

— Vous passez beaucoup de temps, ici ? Honnêtement, je suis plutôt surprise qu’on n’ait pas besoin de vous plus souvent à La Nouvelle-Orléans.

Et toc. J’ai attendu sa réponse sans cesser de sourire.

— Sophie-Anne a choisi La Nouvelle-Orléans comme base permanente. De mon côté, je préfère l’idée d’un gouvernement flottant, a-t-il expliqué, tout aussi cordial. J’aime garder la main sur tout ce qui se passe, partout en Louisiane. Car je ne suis qu’un régent, et je préserve l’état pour Felipe, mon roi bien-aimé.

Sur ces mots, quelque chose de féroce est apparu dans son rictus.

— Tu es devenu régent. Je te présente toutes mes félicitations, a fait Éric, comme si rien ne pouvait lui faire plus plaisir.

L’endroit croulait sous un véritable flot de sous-entendus. Nous risquions la noyade.

— Je t’en remercie, a rétorqué Victor, toute sa sauvagerie soudain apparente. En effet, Felipe a décrété que j’étais maintenant « régent ». Il est inhabituel pour un roi d’avoir amassé autant de territoires que lui. Il ne s’est pas pressé pour se prononcer sur la façon dont il allait en disposer. Il a décidé de garder tous les titres pour lui.

— Et serez-vous également régent de l’Arkansas ? a demandé Pam.

Au son de sa voix, Miriam s’est mise à pleurer. Elle était aussi discrète qu’une femme en larmes peut l’être, mais les pleurs ne sont jamais totalement silencieux. Pam n’a pas bronché.

— Non ! s’est exclamé Victor avec violence. C’est Rita la Rouge qui a reçu cet honneur.

Je n’avais jamais entendu parler de Rita la Rouge, mais Éric et Pam étaient manifestement impressionnés.

— C’est une grande guerrière, m’a expliqué Éric. Elle est douée d’une force impressionnante. Elle sera parfaite pour reconstruire l’Arkansas.

Super. Et si nous allions vivre là-bas, plutôt…

J’étais incapable de lire dans les esprits des vampires, mais ce n’était pas nécessaire. Il n’y avait qu’à regarder l’expression de Victor pour comprendre qu’il désirait le titre de roi plus que tout, qu’il avait espéré régner sur les deux nouveaux territoires de Felipe. Sa déception le mettait en rage, et il concentrait toute cette colère sur Éric, la cible la plus importante qui soit à sa portée. Et le fait de provoquer Éric et d’empiéter sur son territoire ne lui suffirait pas.

C’était la raison pour laquelle Miriam était assise ici ce soir. J’ai tenté de faire une incursion dans son esprit. En m’approchant avec précaution des limites de sa conscience, je me suis heurtée à une sorte de brouillard blanc. Elle avait été droguée. Avec quel genre de drogue, volontairement ou non, je n’en savais rien.

Puis le son de la voix de Victor m’a rappelée à la réalité. Pendant que je m’étais perdue dans la tête de Miriam, les vampires avaient continué la conversation sur Rita la Rouge.

— Effectivement ! Et pendant qu’elle s’installe par ici, j’ai pensé qu’il serait bon de développer le coin de Louisiane qui touche son territoire. J’ai ouvert le bar à humains, puis celui-ci. Il semblait presque ronronner de plaisir.

Déstabilisée, j’ai murmuré :

— Alors c’est vous le propriétaire du Vic’s Redneck !

J’aurais dû m’en douter. Victor se faisait-il une joie d’accumuler les prétextes qui me donnaient envie de le voir mourir ? En principe, la finance ne devrait pas compter lorsqu’il s’agit de vie et de mort. Mais c’est malheureusement trop souvent le cas.

— Mais oui, m’a répondu Victor, enchanté – il semblait aussi jovial qu’un père Noël de grand magasin. Vous y êtes allée ?

Il a reposé son verre sur la table.

— Non, j’ai trop à faire.

— On m’a pourtant rapporté que le Merlotte ne se portait plus très bien.

Victor a tenté d’adopter une expression compatissante, puis il a abandonné son projet.

— Si vous avez besoin d’un travail là-bas, Sookie, j’en toucherai deux mots à mon manager. À moins que vous ne préfériez travailler ici ? Comme ce serait amusant !

J’ai dû prendre une bonne inspiration. Le temps s’est arrêté. Pendant un instant parfaitement silencieux, j’ai eu conscience que tout se jouait.

Au prix d’un effort surhumain, Éric a emmuré sa rage, du moins temporairement.

— Sookie est tout à fait à sa place là où elle travaille, Victor. Si ce n’était pas le cas, elle viendrait vivre avec moi. Peut-être prendrait-elle un poste au Fangtasia. C’est une femme américaine moderne et elle a l’habitude d’être autonome.

Éric paraissait fier de mon indépendance – je savais toutefois qu’il n’en était rien. Il ne comprenait absolument pas pourquoi je persistais à garder mon job.

— Puisque j’en suis à parler de mes partenaires féminines, Pam m’informe que tu lui as infligé une correction. Il n’est pas dans nos coutumes de corriger le second d’un shérif. Il me semble qu’il appartient à son maître de le faire.

Il avait laissé percer une pointe d’irritation dans sa voix.

— Mais tu n’étais pas là, a répliqué Victor d’un ton léger. Elle a grandement manqué de respect envers mes gardes, lorsqu’elle a insisté pour pénétrer à l’intérieur. Elle souhaitait effectuer une vérification de notre sécurité avant ton arrivée. Comme si nous aurions permis à qui que ce soit ici de menacer notre shérif le plus puissant !

— Souhaitais-tu parler avec moi d’un point en particulier ? a coupé Éric. Non que je n’admire pas tout ce que tu as fait ici. Toutefois…

Il n’a pas terminé la phrase, laissant entendre qu’il était trop poli pour dire « j’ai mieux à faire ».

— Ah si, merci de me l’avoir rappelé.

Victor s’est penché en avant pour reprendre son verre à pied fumé, qu’un serveur avait rempli à ras bord d’un liquide rouge sombre.

— Je manque à tous mes devoirs, je ne vous ai rien proposé à boire. Du sang pour toi, Éric ? Pam ?

Pam avait profité de la conversation entre Victor et Éric pour porter le regard sur Miriam.

Celle-ci semblait sur le point de s’effondrer, peut-être pour ne plus se relever. Pam a réussi à arracher son regard de la jeune femme et se concentrer de nouveau sur Victor. Elle a secoué la tête en silence.

— Merci pour la proposition, Victor, a commencé Éric. Mais…

— Je sais que tu lèveras ton verre avec moi. La loi m’interdit de t’offrir Mindy ou Mark pour étancher ta soif, puisqu’ils ne sont pas donneurs officiels – et je m’attache toujours à respecter la loi.

Ce disant, il a adressé un sourire à Mindy et à Mark, qui le lui ont rendu béatement.

Pauvres imbéciles.

— Sookie, a-t-il repris. Que prendrez-vous ?

Éric et Pam avaient dû accepter du sang de synthèse, mais je n’étais qu’un simple être humain et j’ai eu le droit d’insister sur le fait que je n’avais pas soif. Même s’il m’avait offert des escalopes panées et des beignets de tomates vertes, j’aurais dit que je n’avais pas faim.

Luis a fait signe à l’un des serveurs, qui a disparu pour revenir avec des bouteilles de TrueBlood. Elles étaient disposées sur un grand plateau et accompagnées de verres fantaisie semblables à celui de Victor.

— Je suis certain que ces bouteilles ne répondent pas à votre sens de l’esthétique, a continué Victor. Elles sont une injure au mien, en tout cas.

Celui qui avait apporté les boissons était un homme, comme tous les serveurs. Beau comme un dieu, il portait un pagne de cuir – encore plus court que le short de Luis – et des bottes hautes. Un genre de rosette épinglée à son pagne indiquait qu’il s’appelait Colton.

Ses yeux étaient d’un gris saisissant. En posant le plateau sur la table pour le décharger, il pensait à quelqu’un qui s’appelait Chic, ou Chico… et lorsqu’il m’a regardée droit dans les yeux, il a pensé il y a du sang de faé sur les verres. Empêchez vos vamps’ de boire. J’ai gardé les yeux sur lui un long moment. Il en savait donc un peu sur moi. Et moi sur lui. Il avait entendu parler de mes talents, que tout le monde connaissait dans la communauté des SurNat. Et il y avait cru.

Colton a baissé le regard.

Éric a tourné le bouchon pour ouvrir sa bouteille, qu’il a soulevée pour en verser le contenu dans son verre.

— NON ! lui ai-je dit. Nous ne pouvions pas communiquer par télépathie, mais je lui ai envoyé une vague négative et j’espérais qu’il comprendrait.

— Je ne suis pas comme toi. Je n’ai rien contre le packaging des Américains, a-t-il annoncé d’un ton égal en portant le goulot directement à ses lèvres.

Pam l’a imité.

Une étincelle de frustration a traversé le visage de Victor, si fugace que j’aurais cru l’avoir imaginée, si je n’avais été en train de l’examiner attentivement. Le serveur aux yeux gris s’est reculé.

— Sookie, avez-vous vu votre grand-père, récemment ?

« Là, je t’ai eue », semblait-il dire.

Il était inutile de prétendre que je n’avais aucun lien avec les faés.

— Pas récemment, ai-je répondu en restant vague.

— Mais deux membres de votre espèce vivent chez vous.

Ça n’avait rien de confidentiel, et à mon avis c’était Heidi, la nouvelle vampire d’Éric, qui avait informé Victor. Heidi n’avait pas vraiment le choix – ses proches étaient encore de ce monde.

— En effet, mon cousin et mon grand-oncle passent quelque temps chez moi.

J’avais réussi à prendre un ton qui marquait mon ennui – j’en étais toute fière.

— Je me demandais si vous pourriez m’éclairer sur la situation politique chez les faés, a ajouté Victor, négligemment. Mindy Simpson a commencé à bouder, fatiguée de ne pas être incluse dans la conversation. C’était imprudent de sa part.

— Certainement pas. Je me tiens à l’écart de toute politique.

— Vraiment ? Même après votre calvaire ?

— Eh oui. Même après mon calvaire, ai-je renchéri froidement.

Quelle conversation fascinante pour une soirée ! Je n’avais bien évidemment qu’une idée en tête : m’étaler sur mon enlèvement et mes mutilations. Mais bien sûr.

— Je ne suis pas une bête de politique.

— Mais un animal malgré tout, a précisé Victor d’un ton mielleux.

Un silence lourd s’est abattu sur notre assistance. Toutefois, j’étais bien déterminée : si Éric devait mourir en combattant ce vampire, ce ne serait pas à cause d’une insulte qu’il m’aurait faite.

— Eh oui, ai-je répliqué en retour avec un sourire à son intention. Je suis comme ça, moi. J’ai le sang chaud et je respire. Je pourrais même produire du lait. Un parfait mammifère.

Les yeux de Victor se sont plissés. J’étais peut-être allée un peu trop loin.

— Régent, y avait-il autre chose ? est intervenue Pam, devinant qu’Éric était trop furieux pour parler. Je serais heureuse de demeurer ici aussi longtemps que vous le désiriez, ou tant que mes paroles vous plairaient, mais je dois prendre mon service au Fangtasia ce soir, et mon maître, Éric, doit assister à une réunion. En outre, mon amie Miriam est manifestement en petite forme, ce soir, et je vais la ramener chez moi pour qu’elle puisse dormir et se remettre.

Victor a regardé la femme livide comme s’il venait tout juste de la remarquer.

— Oh, vous la connaissez donc ? a-t-il demandé d’un ton léger. Ah oui, il me semble que quelqu’un en a parlé. Éric, s’agit-il de la femme dont vous m’avez dit que Pam voulait la faire passer ? Je regrette d’avoir dû refuser. Car à mon avis, elle n’a certainement plus longtemps à vivre.

Pam est restée de marbre, sans bouger un seul muscle.

Victor a poursuivi, avec une désinvolture nettement feinte.

— Je vous ai donné les dernières nouvelles sur ma régence, et vous avez vu mon club merveilleux. Vous pouvez maintenant vous retirer. Ah, j’oubliais. Je pense à ouvrir un établissement spécialisé dans le tatouage. Et peut-être un cabinet d’avocats aussi – l’homme que je mettrai à ce poste devra étudier le droit contemporain toutefois, car il a été diplômé à Paris dans les années 1800.

Puis son sourire indulgent s’est effacé brusquement.

— Vous êtes conscients du fait qu’en tant que régent, je suis en droit de créer des sociétés sur le territoire de n’importe quel shérif, n’est-ce pas ? L’argent des nouvelles affaires ira droit vers moi. J’espère que tes revenus n’en pâtiront pas trop, Éric.

— Mais pas du tout, a répliqué Éric (ce qui ne voulait rien dire, à mon avis). Nous faisons tous partie de ton domaine personnel, Maître.

Son timbre sec et vide me rappelait le son du linge battu par le vent.

Nous nous sommes levés, en chœur ou presque, en inclinant la tête vers Victor. Il nous a fait un bref signe de la main dédaigneux avant de se pencher pour embrasser Mindy Simpson. Mark s’est pelotonné plus près du vampire pour nicher sa tête au creux de son épaule. Pam s’est dirigée vers Miriam Earnest pour passer un bras autour d’elle et l’aider à se lever. Une fois sur pied, soutenue par Pam, Miriam a concentré toute son attention pour aller vers la sortie. Son esprit était peut-être embrumé, mais ses yeux hurlaient.

Escortés par Luis et Antonio, nous avons quitté l’endroit en silence – du moins sans rien dire, car la musique s’acharnait dans un vacarme impitoyable. Les frères sont passés devant la robuste Ana Lyudmila pour nous suivre dans le parking, ce que j’ai trouvé surprenant.

Nous nous sommes engagés parmi les voitures et, après la première rangée, Éric s’est tourné pour leur faire face. Une Escalade massive bloquait la vue entre Ana Lyudmila et notre petite troupe – ce n’était certainement pas une coïncidence.

— Vous avez quelque chose à me dire, vous deux ? a murmuré Éric.

Comme si elle avait soudain compris qu’elle était maintenant sortie du Vampire’s Kiss, Miriam a hoqueté et s’est mise à pleurer. Pam l’a prise dans ses bras.

— Ce n’était pas notre idée, shérif, a dit Antonio, le plus petit des deux.

Ses muscles abdominaux enduits d’huile réfléchissaient la lumière des réverbères du parking.

Luis a précisé :

— Nous sommes fidèles à notre véritable roi, Felipe, mais Victor est un maître difficile. Ce fut une mauvaise nuit, lorsqu’on nous a désignés pour aller le servir en Louisiane. Bruno et Corinna ont disparu et il n’a trouvé personne pour les remplacer. Il n’a pas de lieutenant capable. Il voyage constamment d’un bout à l’autre de la Louisiane pour tenter de tout contrôler.

Il a secoué la tête avant de poursuivre.

— Nous ne sommes pas assez nombreux. Il ferait mieux de s’installer à La Nouvelle-Orléans pour développer la structure de la communauté vampire là-bas. Il n’est pas judicieux que nous passions notre temps à nous balader avec un petit bout de cuir sur le cul, tout en détournant tous les revenus de votre club vers celui-ci. Diviser les revenus, c’est une mauvaise approche. Et les coûts de démarrage étaient très élevés.

— Si vous pensez pouvoir m’inciter à trahir mon nouveau maître, vous n’êtes pas venus voir le bon vampire, a énoncé Éric.

Surprise, j’ai cependant tout fait pour ne pas le montrer. J’avais été enchantée, lorsque Luis et Antonio avaient révélé leur mécontentement. Une fois de plus, je n’avais pas été suffisamment retorse.

Pam a ajouté :

— Les shorts en cuir, c’est sympa, par rapport aux tenues noires en synthétique que je suis forcée de porter, moi.

Elle soutenait toujours Miriam, tout en l’ignorant, en évitant soigneusement de la regarder, comme si elle souhaitait que tout le monde oublie sa présence.

Sa plainte au sujet des uniformes lui ressemblait bien. Elle paraissait toutefois hors de propos. Mais Pam avait une idée derrière la tête, comme toujours.

Désabusé, Antonio l’a toisée avec dégoût.

— On vous disait si féroce, a-t-il marmonné.

Puis il s’est tourné vers Éric.

— Et vous, on vous disait si téméraire.

Puis Antonio et Luis se sont retournés pour repartir à grands pas vers le club.

Après quoi Pam et Éric se sont mis en mouvement, se hâtant comme si nous avions une heure limite pour quitter la propriété.

Pam a tout simplement ramassé Miriam pour se précipiter vers la voiture d’Éric. Ce dernier lui a ouvert une portière à l’arrière et elle y a introduit sa petite amie avant de se glisser auprès d’elle. Quand j’ai vu toute cette précipitation, je me suis installée sur le siège passager à l’avant et j’ai bouclé ma ceinture en silence. En jetant un regard vers la banquette arrière, j’ai vu que Miriam s’était évanouie dès qu’elle s’était sentie en sécurité.

Tandis que la voiture quittait le parking, Pam a commencé à pouffer et Éric arborait un large sourire. J’étais trop déconcertée pour leur demander ce qui était si drôle.

— Victor est incapable de se tenir, s’est exclamé Pam. Regarde un peu comme il a affiché ma pauvre Miriam !

— Et alors, cette proposition des deux jumeaux en cuir ! Ça n’a pas de prix !

— Tu as vu l’expression d’Antonio ? a repris Pam. Franchement, je ne me suis pas amusée à ce point depuis le jour où j’ai montré mes crocs à cette vieille, celle qui s’est plainte de la couleur de ma maison quand je l’ai repeinte.

— Là, ils ont de quoi réfléchir, a ajouté Éric avant de me lancer un regard, ses crocs luisant dans l’obscurité. Ce fut un moment délicieux. Il était convaincu que nous allions tomber dans le piège ! Jamais je n’aurais cru ça de lui.

— Et si Antonio et Luis étaient sincères ? ai-je demandé. Et si Victor avait pris le sang de Miriam et l’avait ramenée de l’autre côté lui-même ?

Je m’étais tordue sur mon siège pour faire face à Pam.

Elle me regardait avec pitié : c’était peine perdue, j’étais trop romantique.

— Il ne pouvait pas le faire. Ils étaient en public, elle a une grande famille, et il sait que je le tuerais s’il faisait cela.

— Pas si tu es morte.

Apparemment, Éric et Pam ne prenaient pas les manigances mortelles de Victor autant au sérieux que moi. Ils me semblaient d’une impudence presque insensée.

— Et comment pouvez-vous être si certains qu’Antonio et Luis ont inventé tout cela juste pour voir comment vous alliez réagir ?

— S’ils étaient sincères, ils feront une autre tentative, a répondu Éric brusquement. S’ils se sont déjà adressés à Felipe et qu’il a refusé de les entendre, ce que je soupçonne d’ailleurs, ils n’ont aucun autre recours. Dis-moi, mon aimée, quel était le problème, avec les boissons ?

— Le problème, comme tu dis, c’est qu’il avait frotté l’intérieur des verres avec du sang de faé. C’est le serveur humain qui m’a avertie, celui qui avait les yeux gris.

À ces mots, leur sourire s’est brusquement évanoui. Et j’ai eu un moment de satisfaction amère.

Pour les vampires, le sang de faé pur est comme une drogue. Dieu seul sait ce qu’ils auraient fait si Pam et Éric avaient bu dans ces verres. Ils auraient avalé le tout en un clin d’œil, car le parfum de ce sang est tout aussi enivrant que la substance elle-même.

Dans le style tentative d’empoisonnement, celle-ci montrait une certaine subtilité.

— Je ne pense pas qu’une quantité aussi infime nous aurait poussés à perdre tout contrôle, a dit Pam d’un ton malgré tout incertain.

Pensif, Éric a haussé ses sourcils blonds.

— Il s’agissait d’une prudente expérience. Nous aurions pu attaquer n’importe qui dans le club – et même Sookie, puisqu’elle est si tentante avec son sang faé. Dans le meilleur des cas, nous nous serions ridiculisés en public. On nous aurait peut-être même arrêtés. C’est une excellente chose, que tu nous aies retenus, Sookie.

— Je sais me rendre utile, ai-je répondu tout en réprimant ma frayeur : je venais de comprendre qu’atteints de frénésie causée par le sang de faé, Pam et Éric auraient très bien pu m’attaquer.

— Et tu es l’épouse d’Éric, a fait observer Pam à mi-voix, insistant sur le mot « épouse ».

Dans le rétroviseur, Éric l’a fixée d’un air furieux.

J’aurais aimé disposer d’un couteau, pour couper le silence qui s’est installé. Ce conflit secret entre Pam et Éric faisait bouillonner en moi détresse et frustration. C’était même un doux euphémisme.

— Vous avez quelque chose à me dire ? ai-je demandé malgré ma peur d’entendre la réponse.

Ne rien savoir était encore pire, toutefois.

— Éric a reçu une lettre… a commencé Pam.

En un éclair, Éric s’était retourné pour la saisir à la gorge. J’ai hurlé de terreur, car il était toujours au volant.

— Tes yeux sur la route, Éric ! Ça ne va pas recommencer, cette bagarre ! Allez, conduis et raconte-moi ça.

De sa main droite, Éric agrippait toujours Pam, qui se serait étouffée si elle respirait toujours, ce qui n’était pas le cas. Il maniait le volant de la main gauche et nous avons ralenti pour nous arrêter sur le bas-côté. Je ne voyais pas de circulation dans le sens inverse, ni aucun phare derrière nous. Je ne savais pas si cet isolement me rassurait ou non. Éric s’est retourné vers sa vampire, son regard si violent qu’il semblait darder des étincelles.

— Pam, ne parle pas. C’est un ordre. Quant à toi, Sookie, laisse tomber !

J’aurais pu dire plusieurs choses. J’aurais pu dire : « Je ne suis pas ton vassal, et je dis ce que je veux. » Ou encore : « Va te faire voir et laisse-moi sortir », avant d’appeler mon frère pour qu’il vienne me chercher.

Mais je suis restée assise en silence.

J’ai honte de l’avouer, mais à ce moment-là j’avais peur d’Éric. Ce vampire redoutable et férocement déterminé venait d’attaquer sa meilleure amie pour m’empêcher d’apprendre…quelque chose. À travers le lien qui nous attachait l’un à l’autre, j’ai perçu un amas confus d’émotions négatives : peur, colère, âpre résolution et frustration.

— Ramène-moi à la maison, ai-je simplement émis.

Derrière moi, j’ai entendu le pauvre écho de la voix ténue de Miriam :

— À la maison…

Après une seconde d’éternité, Éric a relâché Pam, qui s’est effondrée sur la banquette arrière comme un sac de riz. Elle s’est recroquevillée sur Miriam dans un geste protecteur.

Dans un silence glacé, Éric m’a ramenée chez moi. Le sexe que nous avions prévu pour couronner cette fabuleuse soirée n’a pas été évoqué. À cet instant précis, j’aurais préféré coucher avec Luis et Antonio. Ou même Pam. J’ai souhaité une bonne nuit à Pam et Miriam, suis sortie de la voiture et suis entrée dans ma maison, sans me retourner pour un seul regard.

J’imagine qu’Éric, Pam et Miriam sont rentrés ensemble à Shreveport et qu’Éric a permis à Pam de parler de nouveau à un moment ou à un autre. Mais je n’en ai aucune certitude.

Je n’ai pas pu trouver le sommeil – je m’étais lavé la figure et j’avais accroché ma jolie robe sur un cintre. Je me demandais si je la porterais de nouveau un de ces jours, pour une soirée plus joyeuse. Elle m’allait si bien. Je me sentais tellement malheureuse. Je me demandais si Éric aurait fait preuve d’autant de sang-froid si Victor m’avait capturée, moi, et m’avait affichée là sur la banquette, aux yeux du monde entier.

Un détail supplémentaire me tourmentait également. Voici ce que j’aurais demandé à Éric, s’il ne s’était pas mis à jouer les dictateurs :

— Où Victor a-t-il trouvé du sang de faé ?

C’est cela, que j’aurais demandé.